Association La Joie de Vivre

La Messe en si mineur de Bach,œuvre ultime, œuvre d'une vie

par Jeanne Rosé

Jean-Sébastien Bach a travaillé à la Messe en si mineur en trois étapes, étalées sur vingt-cinq ans. Elle fut élaborée de 1724 à 1749 et donc achevée un an avant la mort du compositeur.

Genèse de la Messe en si mineur

1) 1724 – Sanctus

Le Sanctus a été composé pour le jour de Noël 1724 et exécuté ce même Noël dans les deux églises principales de Leipzig. Bach avait alors 39 ans. Un an auparavant, il avait été nommé Kantor à Leipzig, dans l'Electorat de Saxe. Bach resta Kantor à Leipzig jusqu'à sa mort, en 1750. 

2) 1733 – Kyrie et Gloria

En 1733, le Prince Electeur de Saxe et roi de Pologne, Frédéric Auguste, dit Frédéric le Fort, mourut. Les six mois de deuil officiel déchargèrent Bach de l'obligation de fournir chaque semaine des cantates pour les églises de Leipzig, lui permettant de se consacrer à d'autres tâches.
C'est alors qu'il écrivit le Kyrie I , le Kyrie II et le Gloria, c'est à dire la « Missa brevis », messe courte en latin, surtout utilisée dans la tradition de la musique d'église luthérienne.
Le caractère particulièrement sombre du premier Kyrie s'explique sans doute par le décès du Prince Electeur.

Bach dédia le Kyrie et le Gloria à son successeur, Frédéric Auguste II. Ils furent créés à l'occasion des vœux de fidélité de ce nouveau prince le 21 avril 1733 à Dresde, capitale de l'Electorat de Saxe. Certes, la cour de Dresde était catholique mais cette Missa brevis pouvait tout aussi bien convenir à une messe catholique qu'au service luthérien qui n'utilisait que les deux premières parties de l'Ordinaire de la messe, le Kyrie et le Gloria.

Bach espérait alors prendre ses distances par rapport à Leipzig et s'installer à Dresde.
Il expliquait dans sa lettre de dédicace au nouveau Prince Electeur qu'à Leipzig il avait « subi divers affronts immérités » et demandait clairement à être nommé membre de la chapelle royale à la cour de Dresde.

… C'est pourtant seulement en 1736 que Bach fut désigné officiellement comme compositeur de la cour de Saxe.

3) 1747 – 1749 – Elaboration de l'ensemble de la Messe en si mineur

La messe en resta là jusqu'en 1747 où Bach décida de reprendre l'œuvre et d'en faire une œuvre complète, une « Missa tota », la Messe en si que nous connaissons aujourd'hui et à laquelle Bach lui-même a donné le nom de messe catholique. Tout en restant un fidèle lecteur des traités de théologie luthérienne, Bach élargit en effet son univers religieux à la fin de sa vie.

Pourquoi Bach entreprit-il ce travail gigantesque à l'architecture complexe, alors que
cela ne correspondait à aucune commande ? Cela demeure un mystère.

 

La Messe en si mineur, testament musical de Bach ?

On peut cependant émettre différentes hypothèses plausibles.

Bach était devenu « le vieux Bach » ,
ainsi que l'atteste son premier biographe, l'organiste et historiographe allemand Nikolaus Forkel (1749-1818) dans l'anecdote suivante : Les 7 et 8 mai 1747, Bach rendit visite à Frédéric II à Potsdam. Alors que le roi de Prusse se préparait comme chaque soir à participer à un concert de musique de chambre lors duquel il jouait souvent lui-même, on lui annonça que Bach était arrivé. Se tournant  vers les musiciens rassemblés autour de lui, il dit avec une certaine émotion  car il admirait beaucoup le musicien : « Messieurs, le vieux Bach est arrivé». Lors de cette visite, il se serait écrié tandis qu'il écoutait le Kantor improviser: « Ah messieurs, il n'y a qu'un Bach ! »

En 1747, Bach avait seulement 62 ans, mais il avait commencé à perdre la vue en 1743 ; il avait subi plusieurs opérations chirurgicales sans effet et sentait peut-être approcher la fin de sa carrière de musicien et de sa vie.

Une ultime œuvre religieuse  
Il pourrait avoir envisagé de rassembler les parties déjà écrites de la messe et de les compléter en effectuant un travail de construction savante pour laisser une ultime œuvre qui fût religieuse. Rien d'étonnant à ce qu'il eût choisi le plus grand de tous les rites chrétiens, la messe.

Bach possédait une foi inébranlable, la certitude sereine d'appartenir à un univers harmonieux tournant autour de l'amour et de la puissance glorieuse de son dieu créateur. Ainsi que l'a écrit le philosophe et écrivain roumain Emil Cioran : « S 'il y a quelqu'un qui doit tout à Bach, c'est bien Dieu ».

Avant de se mettre à l'ouvrage, Bach avait passé une dizaine d'années à étudier les messes des compositeurs vivants ou disparus, recherche qui le plongea dans l'histoire et la théologie de la messe.

Un tour du monde musical de Bach
Une autre idée, plus séduisante encore, vient étayer cette hypothèse du testament. Il se peut que Bach ait voulu laisser une œuvre musicale embrassant des compositions diverses de sa carrière et illustrant les nombreux styles qu'il avait élaborés et développés au cours de sa vie.

Les musicologues ont en effet constaté que les 2/3 de la Messe en si mineur sont des parodies. Le procédé de la parodie, relativement courant à l'époque, consistait à réutiliser, en changeant les paroles, des musiques ayant eu antérieurement une autre destination et que le compositeur trouvait particulièrement réussies.

On serait presque tenté de dire qu'on trouve « tout Bach » dans cette Missa. Elle nous offre une synthèse admirable des traits les plus caractéristiques de sa musique, pratiquement du début à la fin de sa vie de musicien, regroupant des compositions écrites entre 1714 et 1749, ...  tout en formant une vraie unité. Un défi !

Une architecture monumentale

On sait l'importance que le compositeur accordait au travail. Il affirmait que « tout est possible dès qu'on le veut et qu'on s'efforce avec ardeur de transformer par un travail infatigable les facultés naturelles en facultés d'artiste ».
Johann Nikolaus Forkel racontait qu' « il n'était jamais satisfait, révisait régulièrement ses œuvres pour corriger les passages fautifs, rendre les bons meilleurs et ces derniers parfaits »
Toutefois, Bach était assurément conscient que le travail, si important fût-il, ne suffisait pas à créer des œuvres de génie et qu'il possédait des dons exceptionnels.

Nous devons donc la construction complexe de la Messe en si mineur à un travail gigantesque, mais aussi et surtout à l'imagination de Bach, à son sens aigu de la construction symétrique et à son intelligence hors du commun.

Même si la Messe en si mineur apparaît bien comme un tout, il s'avère intéressant de savoir que les différentes parties ont trois origines :

1) Les parodies. De 1747 à 1749, Bach retravailla des pièces qu'il avait écrites au cours de sa vie.
Je donnerai seulement quelques exemples de parodies dans la Messe en si :

  • Déjà, la première section du Gloria serait la transposition d'un mouvement de concerto aujourd'hui perdu. Bach y a transformé une œuvre purement instrumentale en un chœur majestueux.
  • De nombreux morceaux proviennent de diverses cantates écrites entre 1714 et 1735.
  • Le Crucifixus est emprunté à la cantate « Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen » écrite en 1714 - Bach avait alors 29 ans - , le duo « Domine Deus » de la Missa Brevis à une cantate de 1723,  le « Patrem omnipotentem » à une cantate de 1729, le Gratias de la Missa Brevis à une cantate de 1731, l'Osanna à une cantate profane de 1732, l'Agnus Dei à un mouvement d'une cantate écrite pour l'Ascension en 1735...


2) Il les intégra aux parties de la messe déjà existantes comme le Kyrie et le Gloria de 1733 ainsi que le Sanctus de 1724.

3) Et il ajouta de nouvelles compositions, comme le Credo dont on pense maintenant qu'il ne date pas de 1732 comme on l'a longtemps affirmé ; il aurait très probablement plutôt été écrit entre 1747 et 1749, c'est à dire à la période où Bach a construit la Missa tota, la « messe catholique » que nous pouvons écouter aujourd'hui, émerveillés par l'unité dans la diversité que Bach a su créer. Emportés par la beauté de la musique, nous passons de l'émotion au rayonnement éclatant, de la majesté à la ferveur. Nous approchons souvent  le sentiment du sublime, comme dans le « Et incarnatus est » ou dans le « Dona nobis » final qui reprend le «Gratias » de la première partie.

Cette mise au point tardive explique que Bach n'entendit jamais la Messe en si mineur  dans son intégralité.
La première exécution intégrale en public n'eut lieu qu'en 1859, plus d'un siècle après la mort du compositeur.

En guise de conclusion, … avant de commencer le concert

Une anecdote raconte ce que répondait Bach quand on lui demandait d'écrire un morceau facile : « Je verrai ce que je puis faire ».
Il choisissait alors un thème facile, mais en le travaillant, il avait tant de choses à dire que le morceau devenait  d'une grande difficulté. Lorsqu'on s'en plaignait, Bach riait et disait : « Travaillez-le avec diligence et cela marchera très bien ».
Acceptons-en l'augure !

… En y ajoutant le facteur « chance », comme le dit un jour le violoncelliste et compositeur Paul Tortelier (1914-1990) à propos de la cinquième suite de Bach : « Pour interpréter cette œuvre , il faut un tout petit peu de chance ».
Puisse-t-elle nous accompagner ce soir !

Kantor : chef de chœur ou maître de chapelle, donc responsable de la musique, de la composition à l'exécution des œuvres – chorals, motets ou cantates - , en passant par l'enseignement.

Propos de Bach rapportés par Johann Mattheson, compositeur et érudit allemand (1681 – 1764)