Association La Joie de Vivre

Le lyrisme de la mort dans la seconde moitié du XIXème siècle
Le Requiem de Camille Saint-Saëns
Le Requiem de Gabriel Fauré

par Jeanne Rosé

Le Requiem est une messe particulière donnée pour un défunt (en latin, « Missa pro defunctis »). Cet hommage rendu aux morts dans les églises chrétiennes fait suite à un rituel très ancien.
Ainsi, les aèdes et les pleureuses de la Grèce antique disposaient de tout un répertoire de lamentations et de chants pour apaiser les mânes ou esprits des morts, leur faire accepter d'être dorénavant hors du monde des humains et empêcher leur retour tourmenté sur terre.

Le terme de « requiem », qui veut dire « repos », emprunte son nom au début de l'Introït, le premier chant de la messe : « Requiem æternam dona ei(s), Domine » = « Accorde lui (leur) le repos éternel, Seigneur. »
Cette atmosphère de paix imprègne les Requiem de Saint-Saëns et de Fauré.

Les requiem étant des messes pour les défunts, les parties joyeuses de la messe ordinaire (Gloria, Credo, Alleluia) y sont supprimées.

Il s'agit le plus souvent d'œuvres de commande, composées à l'occasion du décès de personnages importants. Les Requiem de Saint-Saëns et de Fauré font exception :
- Saint-Saëns écrivit son Requiem un an après la mort de son vieil ami et bienfaiteur André Libon qui lui avait permis d'acquérir son autonomie matérielle en lui léguant généreusement par testament cent mille francs-or avant de mourir en 1877. En échange de ce don considérable, André Libon avait certes d'abord demandé à Saint-Saëns d'écrire un requiem à sa mémoire. Bien qu'un codicille eût ensuite libéré le compositeur de cette demande, Saint-Saëns s'en acquitta volontiers l'année suivante, en 1878, pour honorer la mémoire de son ami. Réfugié à Berne au printemps 1878 afin d'y profiter du calme, Saint-Saëns acheva l'œuvre en huit jours : « Ce n'est pas de l'ardeur, » confia-t-il, « c'est de la fringale. »
Le Requiem fut créé dans la discrétion le 22 mai 1878 en l'église Saint-Sulpice de Paris, avec aux grandes orgues Charles Marie Widor. La Société du Conservatoire le donna ensuite en mai 1879, puis le 16 avril 1892. Après quoi  il tomba dans un relatif oubli et ne compte pas parmi les compositions très jouées de Saint-Saëns.

- La composition du Requiem  de Fauré s'éloigne encore plus de la tradition de la commande. Selon les mots même du musicien, « il a été composé pour rien, … pour le plaisir, si j'ose dire ! Il a été exécuté la première fois à l'occasion des obsèques d'un paroissien quelconque. Peut-être ai-je aussi, d'instinct, cherché à sortir du convenu ; voilà si longtemps que j'accompagne à l'orgue des services d'enterrement ! J'en ai par dessus la tête. J'ai voulu faire autre chose. » Son Requiem qui fut donné à entendre pour la première fois à la Madeleine le 16 janvier 1888 témoigne effectivement d'une recherche manifeste d'originalité.
… Ce qui ne plut pas à tout le monde ! La petite histoire rapporte le dialogue, toujours savoureux à rappeler, entre Fauré et le curé de la Madeleine, mécontent après la cérémonie :

(le curé) « Qu'est-ce donc que cette messe des morts que vous venez de faire chanter ? »
(Fauré) « Mais, Monsieur le curé, c'est un requiem de ma composition.»
(le curé) « Monsieur Fauré, nous n'avons pas besoin de toutes ces nouveautés ; le répertoire de la Madeleine est bien assez riche ; contentez-vous en ! »

Cela n'empêcha pas le Requiem de Fauré de devenir une des œuvres les plus connues, les plus chantées et jouées du répertoire choral.
Requiem « composé pour rien », peut-être ! Il est cependant  vraisemblable que des circonstances personnelles aient été présentes à l'esprit du musicien lorsqu'il le composa puisqu'il le commença peu après la mort de son père en 1885 pour l'achever en 1888 peu après la disparition de sa mère.

Saint-Saëns et Fauré, deux contemporains, deux amis, deux musiciens d'église et organistes, mais pas vraiment croyants

Camille Saint-Saëns (1835-1921) et Gabriel Fauré (1845-1924) ont composé leurs requiem à dix ans d'écart : le Requiem de Saint-Saëns fut exécuté pour la première fois en 1878, celui de Fauré en 1888. En fait, la genèse complexe du Requiem de Fauré s'étale entre 1887 et 1900 : La version inachevée de 1888 fut complétée en 1893 et, après le travail de réorchestration fait entre 1898 et 1900, les premiers concerts avec la nouvelle version symphonique eurent lieu en 1900.

Saint-Saëns – Fauré : une amitié indéfectible

Né à Pamiers, Gabriel Fauré découvrit la musique, et plus précisément le plain-chant accompagné à l'harmonium à l'école de Montgauzy dans ses Pyrénées ariégeoises natales. Il aimait y improviser au piano. A l'âge de 12 ans, il fut envoyé à Paris, à l'école Niedermeyer, école de musique classique et religieuse, où il étudia pendant onze ans. Fauré y eut comme professeur Camille Saint-Saëns qui lui fit découvrir les œuvres les plus avancées de l'époque, exerçant ainsi sur lui une influence décisive.

On peut envisager que Saint-Saëns qui avait perdu ses deux fils en 1878 – l'aîné se tua en tombant de la fenêtre de l'appartement familial dix jours après la création du Requiem et le second mourut de maladie quelques semaines plus tard – ait éprouvé pour son jeune élève si doué de l'école Niedermeyer un attachement paternel. Ce fut le début d'une amitié féconde ; elle dura jusqu'à la mort de Saint-Saëns en 1921. Saint-Saëns guida Fauré, le protégea comme un fils. L'apprenti dépassa assez vite le maître. Saint-Saëns eut l'intelligence de s'en réjouir et fit tout pour que fût reconnu le génie de Fauré, voyant en lui l'un des champions de la nouvelle musique française. Fauré dut ses promotions dans le monde de la musique certes d'abord à son talent, mais aussi à Saint-Saëns qui favorisa souvent sa carrière. Fauré en était conscient, ainsi que le montre une lettre qu'il écrivit à sa femme en 1907 : « Saint-Saëns, quand j'étais jeune, me disait souvent qu'il me manquait un défaut qui, pour un artiste est une qualité : l'ambition. »

L'amitié entre les deux musiciens jalonne leur vie :
En novembre 1871 fut fondée à l'instigation de Camille Saint-Saëns la Société Nationale de Musique. Pendant les dernières années du XIX ème siècle, elle allait être le cadre d'une véritable renaissance de la musique française. Fauré figura parmi les fondateurs et participa aux activités de la Société. En 1917, il fut désigné comme président ; il le resta jusqu'à sa mort, en 1924.

En 1877, Fauré se rendit à Weimar pour retrouver Saint-Saëns lors de la création de son opéra « Samson et Dalila » .

Saint-Saëns devint un intime de la famille Fauré.

Enfin, les deux musiciens éprouvèrent une admiration réciproque. Pour preuves, quelques témoignages parmi bien d'autres :
Dans le Journal de la musique du 7 avril 1877, Saint-Saëns consacra à la Première Sonate de Fauré, éditée en novembre 1876, un article enthousiaste se terminant ainsi : « M. Fauré s'est placé d'un bond au niveau des maîtres. »
A propos du Requiem de Fauré, Camille Saint-Saëns s'exprima en ces termes : « Ton Pie Jesu est le SEUL Pie Jesu, comme l'AVE VERUM de Mozart est le SEUL Ave Verum. »
Créé le 27 Août 1900, le Prométhée de Fauré suscita cette déclaration de son vieil ami : « Avec ton Prométhée, tu nous as tous enfoncés, les confrères, y compris moi, et je n'en éprouve aucune peine, au contraire. »

Fauré pour sa part, dit de Saint-Saëns : « Quand j'ai commencé, il n'y avait vraiment que lui qui sût écrire. C'est un admirable musicien. C'est à lui surtout […] que l'on doit les progrès immenses de la musique française depuis trente ans. »
Et jamais son admiration ni sa reconnaissance pour son maître ne se sont démenties.

Saint-Saëns et Fauré, des compositeurs de musique religieuse ayant la réputation d'être non-croyants, affirmation qu'il convient peut-être de nuancer

On sait que Camille Saint-Saëns fut un organiste éblouissant, « le premier organiste du monde » si l'on en croit Franz Liszt. Nommé à 18 ans organiste à l'église Saint-Merri de Paris, il obtint à 23 ans le poste prestigieux de maître de chapelle aux grandes orgues de l'église de la Madeleine où il passa près de 20 ans, de décembre 1857 à avril 1877.
On lui doit de nombreuses œuvres de musique sacrée, écrites tout au long de sa vie.
Et pourtant, après avoir été croyant, il fut traversé par une grave crise métaphysique qui eut d'ailleurs pour conséquence sa démission du poste d'organiste à la Madeleine. Il constatait : « Au fur et à mesure que la science avance, Dieu recule. » Plus tard, il devint même profondément athée : « Le développement de ma raison a peu à peu rongé et finalement détruit en moi toute croyance en me rendant la paix que le doute m'avait enlevée. »
Néanmoins, il continua à respecter ses anciennes croyances et affirma le rôle de toutes les religions dans le parcours historique et social de l'humanité. Il garda toujours un certain sentiment mystique ; la ferveur, le recueillement, l'émotion face à la mort qui se dégagent des œuvres chorales de la maturité, dont le Requiem, le prouvent bien. Mais expriment-ils pour autant une quelconque foi religieuse ?

Jusqu'en 1905, Fauré se consacra également en partie à la musique d'église, comme maître de chapelle, organiste et compositeur.
Peu après avoir obtenu en 1865 le premier prix de composition pour le « Cantique de Jean Racine », Fauré quitta l'école Niedermeyer et devint à 20 ans organiste de l'église Saint-Sauveur à Rennes où il ne se plut guère. Grâce à Saint-Saëns, il fut ensuite nommé à Paris, successivement à Notre-Dame de Clignancourt, Saint Honoré d'Eylau puis Saint Sulpice. Dès1874, Fauré remplaça souvent Saint-Saëns au grand orgue de la Madeleine lorsque ce dernier était en tournées de concerts.
En avril 1877, sur la recommandation de Saint-Saëns et de Gounod, il fut nommé maître de chapelle à la Madeleine. Il finit par y devenir organiste titulaire du grand orgue en 1896. Il le resta jusqu'en 1905.
C'est durant cette longue période à la Madeleine qu'il écrivit la majeure partie de sa musique religieuse.
On a souvent prétendu que Fauré n'avait pas la foi, ou qu'il l'avait perdue. Ses sentiments religieux sont certainement plus complexes que la réputation d'irréligiosité qu'on lui a faite ne le laisse croire. Il apparut en effet parfois comme un libre penseur, parfois comme proche d'un panthéisme contemplatif, parfois agnostique comme le laisse entendre son fils, Philippe Fauré-Frémiet en écrivant qu'il n'était « pas croyant, mais pas sceptique. »
Eugène Berteaux écrivit à ce sujet que « pour lui le mot Dieu n'était que le gigantesque synonyme du mot Amour .» (En ce temps-là – Souvenirs – 1946)
Marc Honegger nota que « ses dernières compositions introduisent dans la musique une expression recueillie, mystérieuse qui confine au sentiment religieux et témoigne d'une haute philosophie de la vie. »
Laissons le dernier mot à Fauré lui-même qui dans ses Lettres intimes parle de l'homme en ces termes : « L'univers, c'est l'ordre, l'homme c'est du désordre. Mais est-ce sa faute? On l'a jeté sur cette terre […] où il va titubant, trébuchant depuis le jour de sa naissance jusqu'au jour de sa mort. On l'a jeté sur cette terre chargé d'un poids d'infirmités physiques et morales (à ce point qu'on a dû inventer le péché originel pour expliquer ce phénomène!) [...]. Et ce qui démontre mieux que tout notre misère, c'est cette promesse, la meilleure qu'on ait pu lui faire ; l'oubli de tout, le Nirvana des Hindous, ou bien notre « Requiem æternam » .

Disons pour résumer que ces deux requiem furent les œuvres de deux chrétiens peu orthodoxes !

Entre pratiques liturgiques et concerts, deux Requiem proches par certains aspects mais de tonalités bien différentes

Des liens unissent indubitablement les Requiem de Fauré et celui de Saint-Saëns .

Leur sobriété.  Ils se distinguent  par une expression épurée et ont tourné le dos aux effets spectaculaires, à l'aspect theâtral des Requiem de Berlioz et de Verdi par exemple.  Ils portent un monde de sentiments intimes et, à de rares exceptions près, ils privilégient l'impression de paix par rapport au dramatique.

Ils marquent une  transition entre le XIXème et le XXème siècle.
Contredisant le reproche de trop grande perfection classique souvent fait au Requiem de Saint-Saëns, l'organiste Vincent Genvrin, né en 1965, n'affirme-t-il pas qu'il « fut vite oublié, victime sans doute de sa profonde originalité » ? La partition est en effet imaginative et réserve parfois des surprises de rythme et de sonorité.

Quant à Fauré, ainsi qu'il l'a écrit lui-même, il a « cherché à sortir du convenu » et « voulu faire autre chose » . Son Requiem se caractérise par une grande originalité mais, à l'image de la personnalité du compositeur, c'est  un exemple de l'évolution en douceur entre la musique du XIXème et celle du XXème siècle. Fauré se crée son langage propre, suivant son imagination, ne s'y enfermant ni dans la tonalité classique ni dans la modalité moderne. Il arrive qu'on se trouve désorienté par des harmonies équivoques et des innovations rythmiques. Mais on se laisse charmer par la richesse mélodique, l'alternance des couleurs, la variété des impressions.

Néanmoins, ces deux requiem s'opposent : climat sombre et regard résigné de l'homme face à son inéluctable destin chez Saint-Saëns, espérance et lumière chez Fauré.

La tonalité du Requiem de Saint-Saëns  est donnée dès l'introduction orchestrale, inquiète, qui se transforme vite en un climat mélancolique. Cette mélancolie domine ensuite l'œuvre, même si les passages particulièrement sombres, les implorations, tantôt humbles, tantôt plus pressantes, alternent avec des morceaux plus sereins comme le « Sanctus », le « Benedictus ». Elle  correspond tout à fait à ce qu'écrivit le compositeur dans son recueil de poésies « Rimes familières » de 1890 : « Naître, vivre et mourir, c'est tout l'homme en trois mots. »

Contrairement à son ami Saint-Saëns, Fauré nous offre dans son Requiem une esthétique de la mort pacifiée. Après une exécution à Bruxelles en 1900, un critique du quotidien bruxellois « La Réforme » écrivit : « Le Requiem de Monsieur Fauré, pour être une œuvre funèbre, n'a rien de trop lugubre. Elle est sentimentale, plaintive et délicate […]. Elle charme. »
Gabriel Fauré lui-même confia à Louis Aguettant ces propos devenus célèbres : « Mon Requiem… on a dit qu'il n'exprimait pas l'effroi de la mort, quelqu'un l'a appelé une berceuse de la mort. Mais c'est ainsi que je sens la mort : comme une délivrance heureuse, une aspiration au bonheur d'au-delà, plutôt que comme un passage douloureux. » (Entretiens avec Louis Aguettant – 12 juillet 1902)
Le génie mélodique de Gabriel Fauré nous maintient sous le charme en confèrant à la douceur dominante des couleurs différentes suivant les parties de l'œuvre : douceur enchanteresse, voire mystérieuse, tendresse apaisante des rythmes de berceuses, douce prière, espérance lumineuse. Le Requiem s'achève sur la vision réconfortante du Paradis dans « In Paradisum » , où la musique s'envole, immatérielle.
Fauré y exprime toujours ses émotions avec une retenue en harmonie avec sa pudeur, sa douceur d'âme, sa grande modestie. Cette confidence de Fauré révèle qu'il se connaissait bien : « On m'a souvent dit que ma musique n'allait jamais jusqu'à la joie ni jusqu'à la douleur. Comporterait-elle ce sourire un peu voilé qui seul est judicieux ? » 
C'est sans doute dans son Requiem qu'il s'est le plus approché de son Credo artistique, qu'il définit ainsi dans une lettre à son fils Philippe du 31 août 1908 : « Pour moi l'art, la musique surtout, consiste à nous élever le plus loin possible au-dessus de ce qui est. »

Les Requiem de Saint-Saëns et de Fauré nous parlent, nous touchent, car ils nous permettent à tous, croyants ou non-croyants, d'accéder grâce à la musique, à ces sentiments simplement humains : le besoin de dépasser les petitesses du quotidien, l'envie de surmonter la peur de la mort et de croire en un repos éternel, l'aspiration à l'au-delà, quoi que nous mettions derrière ce mot. La musique est un langage universel que chacun s'approprie en l'accordant aux couleurs de son âme, sans pour autant en dénaturer la beauté.