Rédemption (1872) , une œuvre à l'image de son compositeur
par Jeanne Rosé
César Franck écrivit Rédemption en 1872. Cet oratorio fait partie de ses œuvres injustement méconnues.
Le « Poème-Symphonie » Rédemption fut inspiré par les désastres de la guerre de 1870
La partition fut écrite en six mois. Sincèrement affecté par la guerre de 1870 et la douleur humaine liée à ses conséquences, César Franck, répondant à une sorte d'appel, interrompit brusquement la composition de l'oratorio Les Béatitudes, commencée en 1869, qu'il considérait comme son œuvre la plus importante, une « synthèse morale de sa vie » d'après le philosophe, musicologue et critique musical contemporain André Tubeuf.
Franck composa la musique de Rédemption sur un poème d'Édouard Blau, assurément médiocre, ampoulé et souvent critiqué, bien qu'il porte les grandes valeurs du devenir chrétien, de la conception morale de la vie et témoigne d'une foi simple comme le fut celle de Franck. D'ailleurs, ce dernier déclara à propos de ce texte : « Je le mettrai en musique et le ferai bien car ce qu'il y a là-dedans, je le crois». Nous retrouvons là des composantes de la personnalité de César Franck, sa volonté, sa sincérité, son ingénuité aussi.
Cette œuvre mystique témoigne, ainsi que les Béatitudes de la foi profonde du compositeur
Les deux oratorios révèlent bien des points communs. On y trouve la confrontation du Bien et du Mal, un des grands thèmes du romantisme, qui occupa le croyant César Franck sa vie durant, mais aussi ses interrogations métaphysiques, ses mouvements d'âme. Il y dépeint avec une grande sensibilité l'Homme sans Dieu, conscient de sa misère (« Où sommes-nous ? Sous nos pas la terre est sombre») auquel répondent les anges (« Et le front voilé de nos blanches ailes, nous pleurons sur lui»).
Intention similaire donc dans Rédemption et dans les Béatitudes, comme le fait remarquer Joël-Marie Fauquet dans son ouvrage sur César Franck. « L'aspiration spirituelle du présent ne saurait s'arracher du passé qu'en se projetant vers un futur qui rayonne de l'amour du Christ. »
Il est temps de revenir sur le titre : Rédemption. Ce mot a pratiquement disparu de notre vocabulaire. Il vient du latin « redimere » qui signifie « racheter ». La rédemption, c'est le rachat du genre humain par le sacrifice du Christ.
La rédemption est l'un des leitmotivs du mouvement artistique que fut le Romantisme.
La notion de rédemption est à rapprocher du combat « Dieu versus diable » qui parcourt tout le mouvement romantique. Chez les philosophes romantiques, dans de nombreuses œuvres d'art du romantisme, qu'elles soient littéraires, picturales ou musicales, l'homme est sauvé de la damnation par l'amour. Le sacrifice du héros, et plus souvent de l'héroïne, au nom de l'amour y apparaît comme rédempteur. On ne peut manquer de se souvenir ici de l'oratorio de Schumann Le Paradis et la Péri. Sans oublier évidemment Faust, archétype du romantisme. Tous les romantiques se sont emparés du mythe de Faust et du Faust de Goethe. Pensons aux tableaux de Delacroix, à l'opéra de Gounod, à la Damnation de Faust de Berlioz, à Liszt, à Schubert, etc... Marguerite est sauvée parce qu'elle a aimé ; dans le second Faust de Goethe, Faust, l'homme qui a transgressé, est sauvé car le Dieu des romantiques est Dieu d'outrepassement. Son errance est pardonnée par un Dieu d'amour.
L'antonyme de rédemption est damnation. Dans la foi chrétienne, l'homme n'est pas condamné, mais peut être racheté, se racheter.
Héritier du romantisme, César Franck nous offre une synthèse de la vision romantique du monde à travers l'esprit chrétien.
Pour l'homme profondément croyant que César Franck a été, le pari entre le Bien et le Mal, entre Dieu et le diable ne peut qu'être gagné par Dieu, ainsi que le montre son oratorio Rédemption. Dans le chœur du début de la troisième partie, les hommes chantent : « L'univers est maudit ». Pas pour le chrétien César Franck : avec Rédemption, il veut porter un message d'espoir, malgré les souffrances de la guerre de 1870.
La forme cyclique s'exprime par excellence dans Rédemption
Ainsi que l'expliquait le musicologue belge Jean-Marc Onkelinx en 2010 lors d'une conférence sur Rédemption qui venait d'être interprétée à Namur, le procédé de la forme cyclique n'est pas entièrement nouveau – on en trouve des prémices chez Corelli, Bach, Beethoven, Schubert … , mais Franck est le premier à le systématiser en généralisant l'emploi d'un thème générateur qui se développe au cours de l'œuvre. L'idéede cette nouvelle vision de l'écriture musicale trouve ses racines chez Goethe qui, autant savant qu'écrivain, avait remarqué que l'identité des végétaux et des êtres vivants restait identique au cours du temps, que toute vie était donc une métamorphose à partir d'une cellule première susceptible de se développer. Franck transposa cette vérité dans le domaine de la musique : les transformations d'un thème de base par des techniques différentes permettent une véritable transcendance de la forme qui va dès lors bien au-delà des textes ! Ces modifications correspondent à une perception du temps qui ne rebrousse jamais chemin, mais au contraire tend vers un désir d'élévation. Pour revenir à Goethe, on peut dire comme lui que la forme cyclique permet de « lever les yeux au ciel de l'âme ». Ajoutons que le sujet de Rédemption permet par excellence à la forme cyclique de s'exprimer.
Le « Poème-Symphonie » Rédemption se compose de trois parties que Vincent d'Indy décrit ainsi dans son Programme
Première partie (il y a 2000 ans) : Les hommes s'agitent au milieu des ténèbres égoïstes du paganisme ; ils croient trouver le bonheur dans les jouissances et dans la haine, il n'en résulte que des œuvres de mort. Tout à coup un vol d'anges illumine l'espace, l'un d'eux annonce la venue rédemptrice du Sauveur sur la terre, et les hommes, régénérés, unissent leurs voix en un cantique de Noël.
Deuxième partie : Morceau symphonique. Les siècles passent. Allégresse du monde qui se transforme et s'épanouit sous la parole du Christ. En vain s'ouvre l'ère des persécutions, la Foi triomphe de tous les obstacles [...]
Troisième partie (de la naissance du Christ au temps présent) : Les anges, se voilant la face de leurs ailes à l'aspect des crimes de la terre, pleurent sur l'homme retourné à la bestialité païenne. Mais l'archange vient, sur un ton plus grave, annoncer une nouvelle rédemption : le pardon des erreurs peut être obtenu par la prière. Et les hommes, apaisés et repentants, unissent leurs cœurs en un cantique de fraternelle charité.
Rendre possible « l'impossible Rédemption »...
L'œuvre connut en effet bien des vicissitudes ; comme son auteur, elle eut du mal à s'imposer et peut sembler condamnée à rester dans l'ombre lorsqu'on regarde son histoire.
Rédemption fut jouée dès 1873 après bien des avatars. La partition s'avéra truffée d'erreurs. Ce furent les élèves de Franck, dont Vincent d'Indy, qui s'attelèrent courageusement à la tâche pour la corriger. Franck dut payer de ses deniers les heures supplémentaires de répétition.
La première fut une catastrophe, en partie parce que Rédemption fut intégrée à un programme fleuve au théâtre de l'Odéon. D'après d'Indy, le premier soir, « Colonne, alors à ses débuts de chef d'orchestre », massacra l'œuvre de Franck parce qu'il était plus intéressé par la mise au point de l'oratorio de Massenet « Marie Madeleine ».
Après cet échec cuisant, Franck, profondément bouleversé, retoucha son oratorio sur les conseils de d'Indy. C'est alors qu'il composa le fameux Morceau Symphonique placé entre les deux parties de l'oratorio et ajouta le chœur d'hommes du début de la deuxième partie.
Ainsi remaniée, l'œuvre connut une seconde vie plus favorable, sans jamais rencontrer toutefois le succès qu'elle aurait mérité ; on y trouve en effet des convictions artistiques et spirituelles très personnelles, et, en dépit du texte pompeux d'Édouard Blau, l'affirmation sincère d'une foi simple exprimée avec originalité par les nouveautés qui y apparaissent dans le langage musical de Franck.
Mais Rédemption lui fit subir bien des déboires. L'échec fut d'autant plus douloureux que Félicité ne voulut pas l'assumer et ne vint pas écouter sa création.
L'œuvre disparut ensuite rapidement des programmes et est très rarement jouée aujourd'hui, mis à part le Morceau Symphonique qui s'intercale entre les deux parties principales. Tout comme César Franck reste presque complètement dans l'oubli. Pourquoi ce silence ?
Debussy trouva sans doute une explication à cette injustice dans ce que le génie de Franck a d'unique, son ingénuité, qu'il décrivit en ces termes : « Cet homme, malheureux et incompris a l'âme pure et inébranlable d'un enfant, qui lui permet de supporter sans amertume la méchanceté humaine ».
Le surnom de « Pater Seraphicus » que des disciples enthousiastes ont donné à César Franck l'aura sans doute finalement desservi et a contribué à faire passer sa musique au second plan.
Dans un monde de violence et d'égoïsme, les sentiments liés à l'ingénuité, la simplicité, la clarté, l'extase, paraissent déplacés, surannés. Certes Franck fut un père pour tous ceux qui le fréquentaient et passa pour un ange à cause de la dimension morale de sa personnalité.
Rappelons que « Pater Seraphicus » était un surnom de Saint François d'Assise. On ne peut s'empêcher de trouver chez César Franck des ressemblances avec Saint François d'Assise : l'absence d'ambition, la discrétion, l'indifférence à la pauvreté comme à la richesse, cette faculté de supporter les épreuves, les nombreuses déconvenues, voire les humiliations avec une égalité d'humeur qui ne n'exclut pas la tristesse. Pourtant jamais il ne perdit sa bienveillance confiante.
N'oublions pas cependant l'étymologie de « séraphin », en hébreu « seraphim », dont la racine est « saraph », brûler. Elle s'applique à César Franck qui n'était pas un ange. Franck compte bien parmi les artistes romantiques. Derrière ses plus grands chefs-d'œuvre, un homme s'affirme, un homme vrai, dans sa double dimension, séraphique et passionnée. C'est pour ne pas blesser sa femme, Félicité, très prude, qui condamnait le lyrisme et la sensualité de l'opéra que sa musique chantée ne fut écrite que sur des thèmes « bien pensants ». Quant à sa musique instrumentale, elle frémit souvent d'une grande passion.
Dans Rédemption aussi le feu couve sous l'apparente glace ; la ferveur, voire des moments d'effusions véritables s'expriment à travers des changements d'harmonie, des tonalités parfois surprenantes, des combinaisons de thèmes.
Sortir Rédemption de l'oubli
L'oratorio dans son ensemble apparaît comme une synthèse de ce que fut César Franck ; on y trouve sa foi en un Dieu, qui pour lui n'est qu'amour et pardonnera ses erreurs à l'homme. Sa personnalité attachante par le mélange d'ingénuité et de passion, de douceur angélique et de volonté s'y exprime pleinement grâce à un langage musical qui lui est propre et qui s'affirmera encore jusqu'à la fin de sa vie de compositeur, long chemin qui s'est construit pas à pas, comme se construit le temps. Rédemption marque une étape importante de ce long voyage vers ce qui fait la spécificité de Franck : la maîtrise du canon et de l'évolution du thème, c'est à dire le principe de la « forme cyclique» évoqué plus haut. Alliée à des harmonies raffinées, celle-ci permet à la musique de s'épanouir telle une fleur qui ouvre un à un ses pétales.
Pour beaucoup d'auditeurs, l'œuvre date, elle est vieillie, peut-être parce que certains chœurs violents et très sonores sont profondément ancrés dans son époque, c'est à dire la période qui suivit la défaite de 1870 ; mais surtout à cause du texte d'Édouard Blau. Doit-il pour autant faire ombre à la musique de Franck, à la pureté de la mélodie et à l'orchestration diaphane des chœurs d'anges ? Doit-il faire oublier le message profond, la quête d'absolu de l'homme, donc l'intemporalité du discours qui dans ce Poème-Symphonie entre en résonance avec la musique inventive de son compositeur ?
César Franck compte au nombre des grands de la musique et Rédemption est un chef d'œuvre. Cela vaut bien que l'on s'efforce de la sortir de son oubli, de rompre peut-être la chaîne de la malchance qui semble l’avoir empêchée de connaître le succès. Tel est notre nouveau pari ...