Association La Joie de Vivre

Johannes Brahms (1833-1897)
Ein deutsches Requiem (Un Requiem Allemand)
par Jeanne Rosé

 

« Ein deutsches Requiem », « Un requiem allemand », est une œuvre vocale pour chœur, solistes (soprano et baryton), et orchestre.
Brahms ne mentionne que l’été 1866 comme date de sa composition. Mais en fait, Il fut écrit pendant deux périodes, de 1854 à 1859 et de 1864 à 1868. Donc la genèse de l’œuvre dura 14 ans ; c’est dire quelle place importante elle occupe dans la vie de Brahms et dans sa réflexion sur le sens de la vie humaine.
Il s’agit d’une œuvre du jeune Brahms : commencée entre 21 et 26 ans, elle fut  reprise entre 31 et 35 ans. Rappelons que Brahms mourut en 1897, à l’âge de 64 ans.

Lorsqu’on évoque Brahms, on l’associe en général à l’image d’un vieil homme barbu, à l’air un peu bourru, au regard clair, à l’expression plutôt sévère. Le front haut, les sourcils bas révèlent une réflexion profonde. Le regard  témoigne d’une grande concentration, mais aussi d’une discrétion certaine protégeant les replis de l’âme inquiète d’un homme un peu hors du monde et soucieux de transmettre au mieux une perfection entrevue ailleurs...
Sur les portraits du jeune Brahms qui écrivit le Requiem allemand, dont celui de 1853 dessiné par Bonaventure Laurens, nous voyons un jeune romantique au visage d’une beauté régulière, presque angélique, bien qu’on y décèle déjà sa secrète spiritualité et la volonté de la transmettre.

Le jeune Brahms – Les bons génies musicaux
Fils d’un musicien ambulant qui joue du violon, de la flûte, du cor et de la contrebasse dans les courettes des vieux immeubles, les tripots et les bals, et d’une mère couturière, Brahms grandit dans un milieu modeste à Hambourg. Néanmoins, lorsque le jeune Johannes fait preuve d’un intérêt et de dons pour la musique, son père lui donne un excellent professeur de piano, Otto Cossel. Impressionné par le talent de son élève, Cossel le confie ensuite à Éduard Marxsen, compositeur, pianiste et professeur de renom. Dès huit ans, Brahms découvre la Bible et, fasciné, le futur auteur du Requiem allemand ne s’en séparera plus.
Adolescent, Brahms, pour subvenir aux besoins de sa famille, joue du piano dans les tavernes de Hambourg ; mais, aspirant à autre chose, il part pour une tournée de concerts avec un jeune violoniste, Éduard Reményi. Une étape décisive puisqu’en 1852, Reményi et Brahms parcourent à pied les jolies campagnes allemandes, comme dans un conte romantique d’apprentissage. Pendant ce périple, ils donnent des concerts. L’étape décisive de ce voyage se  situe à Hanovre : Brahms y rencontre Josef Joachim, âgé de 22 ans, célèbre violoniste et chef d’orchestre à la cour. C’est le début d’une belle amitié. Joachim est impressionné par Brahms en qui il devine un grand musicien : « Il me joua avec originalité, une force insoupçonnable et une expression noble et inspirée, les mouvements de sa sonate ». Joachim perçoit immédiatement chez Brahms une grande discrétion ainsi que sa personnalité contradictoire, tantôt irritable et revêche, tantôt charmant ; d’où un comportement qui embarrassait et offensait souvent. Joachim résume son impression en ces termes : « Il a une nature qui n’aurait pu se développer que dans la retraite la plus complète, pure comme un diamant et tendre comme neige ».

La rencontre avec les Schumann
En 1853, le jeune Brahms romantique décide de remonter le Rhin tout seul ; Josef Joachim lui a préparé un itinéraire plein d’étapes relationnelles qui se termine chez Schumann. Brahms arrive chez Robert et Clara Schumann le 30 septembre. Événement décisif, coup de foudre réciproque  entre les trois musiciens, qui sera déterminant pour la vie de Brahms.
Brahms attaque devant Schumann sa Première Sonate en ut. Fasciné, Schumann interrompt très vite Brahms,  appelle Clara : «Clara, viens, tu vas entendre une musique comme tu n’en as jamais entendue auparavant ! » Émerveillés, les Schumann découvrent la musique de Brahms. Ils veulent découvrir les œuvres qu’il leur avait fait parvenir en 1850 alors qu’ils étaient de passage à Hambourg. Robert et Clara Schumann les lui avaient retournées sans ouvrir le paquet par manque de temps. 
Après quatre semaines inoubliables, où les trois amis passent leur temps, à tour de rôle, au clavier, Brahms prend congé des Schumann et s’installe à Hanovre avec Joachim.
En 1853 Schumann, qui va mal, n’écrit presque plus. Mais, comme transporté par sa rencontre avec Brahms, il lui réserve, en toute amitié, une surprise monumentale ; il reprend la plume pour publier dans la « Neue Zeitschrift für Musik » l’article « Neue Bahnen » ( Nouvelles voies) où il parle de Brahms en ces termes : « S’il plonge sa baguette magique dans le gouffre où les masses du chœur et de l’orchestre lui prêtent leur puissance, nous pouvons alors nous attendre à des aperçus plus merveilleux encore des mystères du monde des esprits ». Ce jeune homme de vingt ans lui a fait une telle impression qu’il le décrit comme « un homme avec un destin »,  précisant : « Il est appelé à donner une expression idéale à l’esprit du temps ».

La genèse du Requiem allemand 
Brahms réalise la prophétie de Schumann en entreprenant en 1854 la composition du requiem.
Deux événements douloureux de la vie de Brahms sont également à l’origine de l’œuvre, puis de la poursuite de sa composition :
- d’abord la mort  de Schumann, en 1856, après la tragique fin de vie que l’on sait : tentative de suicide en 1854, internement du compositeur dans un asile à Endenich où il est mort deux ans plus tard.
- 9 années plus tard, en 1865, le brusque décès de la mère de Brahms, peu après une pénible rupture avec son mari, bouleverse le musicien. Il est atterré, d’autant plus qu’étant alors à Vienne, il accourt dès qu’il apprend qu’elle a été prise d’une attaque, espérant la revoir en vie ; mais il arrive trop tard. Il cherche à calmer sa douleur en jouant les « Variations Goldberg » de Bach. « C’est comme de l’huile » confie-t-il alors, en larmes, à un ami.

En fait, l’idée de cette œuvre, la plus longue composition de Brahms, l’occupe pendant de nombreuses années. 

« Un requiem allemand », dont Brahms considérait qu’il aurait s’appeler simplement : « un requiem humain »
Johannes Brahms, l’Allemand du Nord, compose le livret de son requiem à partir de la bible de Luther qu’il lit chaque jour. Les paroles, soigneusement choisies par Brahms dans l ‘Ancien et le Nouveau Testament ainsi que des textes apocryphes, sont donc en allemand. Ce « requiem allemand » se distingue d’un requiem de la liturgie catholique, c’est-à-dire d’une messe des morts, non seulement parce que le texte n’est pas en latin, mais surtout parce que l’œuvre de Brahms, s’adresse dès la première partie aux vivants (« Selig sind, die da Leid tragen ») contrairement à une messe de requiem traditionnelle écrite pour un défunt ou pour les morts. Cette ode funèbre, nourrie de la réflexion personnelle du compositeur sur le sens de la vie et de la mort, se veut « une  œuvre de consolation pour ceux qui souffrent » (« ein Trostwerk für die Trauernden »). Assurément on peut y voir un hommage au grand texte biblique dont toute enfance européenne de l’époque a été imprégnée, et aussi ce qui nourrit chez tout artiste la vie créatrice, seule façon, avec l’amour, d’oublier que nous sommes tous mortels. Brahms a mis dans « un requiem allemand » beaucoup de lui-même, de sa secrète spiritualité. Il s’y adresse à tous les êtres humains qui se posent comme lui des questions sur le sens de la vie, à ceux qui, partagés entre la peur de disparaître à jamais et l’insouciance, espèrent que la vie continuera au-delà de la mort.
« Un requiem allemand » dit du début à la fin la prière humble et confiante des luthériens, « denn ihre Werke folgen ihnen nach ». Il apparaît comme une poésie de la douleur et de l’apaisement. C’est pourquoi Brahms a dit qu’il aurait pu appeler cette œuvre sacrée, mais de conception à la fois œcuménique et humaniste, simplement : « un requiem humain ». 

L’architecture du requiem allemand  
Le requiem, achevé sous sa forme complète en 1868, se caractérise par une construction rigoureuse qui donne plus de force encore au message que le compositeur veut transmettre. L’organisation en 7 parties est symétrique.

Le premier et le dernier (septième) mouvement, « Selig sind, die da Leid tragen » et « Selig sind die Toten » encadrent l’œuvre avec le même mot : « selig » (bienheureux). Alors que le premier mouvement s’adresse aux vivants, ceux qui restent après le décès d’un être cher, et veut leur apporter la consolation, le dernier concerne les morts et termine le requiem dans une atmosphère de suavité, de douceur, d’apaisement. Il renoue avec la tonalité en fa majeur et s’achève sur la même musique que le « Selig » initial. Aux souffrances des vivants répondent la paix, la grande sérénité des défunts qui meurent dans le Seigneur. La certitude d’une vie heureuse dans l’au-delà : (« denn sie sollen getröstet werden »  dans le numéro 1 est annoncée dans le n°6 par :« sie ruhen von ihrer Arbeit » .

Aux mouvements [2 et 3] (« Denn alles Fleisch , es ist wie Gras ») + ( « Herr, lehre doch mich... ») correspond le 6ème mouvement (« Denn wir haben hie keine bleibende Statt ») ; ils rappellent la nature éphémère de la vie terrestre. Ils comportent un baryton solo ainsi que des fugues (n° 2 : « Die Erlöseten des Herrn werden wieder kommen» ; (n° 3 : « Der gerechten Seelen ...») ; (n°6 : « Herr, du bist würdig... ».

Le 4ème morceau (« Wie lieblich sind deine Wohnungen...) ainsi que le 5ème (« Ihr habt nun Traurigkeit », pleins de tendresse, douce ouverture vers le ciel et le bonheur éternel, renforcés dans le 5ème morceau par la présence féminine rassurante de la soprano, apportent l’assurance  d’une vie sereine dans l’au-delà.

Cette structure symétrique, certainement voulue par Brahms, cherche à réconforter les humains dans le doute, à donner confiance et espoir à chacun de nous, qui partageons la secrète spiritualité de Brahms.

Conclusion - « Un requiem allemand », œuvre décisive dans la vie et la carrière de Brahms

La prédiction de Schumann, affirmée en 1853 dans l’essai de « Neue Zeitschrift für Musik », « Neue Bahnen » se réalise lorsque la création du Requiem consacre Brahms en tant que compositeur de musique symphonique et d’œuvres pour chœurs. Le chœur a en effet un rôle primordial dans toutes les parties ; le baryton solo intervient seulement dans les parties n°4 et n°6, la soprane dans la 5ème partie, grâce à un conseil de Marxsen.
Sa carrière de compositeur devient alors éclatante, ce qui lui permet de mener une existence indépendante et de passer de longues vacances illuminées de création.
Mais la solitude lui pèse. Néanmoins, il est incapable de vivre autrement, ainsi qu’il le reconnaît lui-même : « Au fond, j’étais fait pour le cloître, seulement le genre de couvent qu’il m’aurait fallu n’existe pas ».
Brahms apparaît comme un être paradoxal, un artiste à la fois ardent et réservé, passionné et discipliné, inhibé, bourru, souvent gaffeur, mais d’une grande générosité. Souvent amoureux, il ne s’est jamais marié. Est-ce à cause de sa relation avec Clara Schumann ? A-t-elle été le grand amour de Brahms, comme certains l’affirment ? Cela reste un mystère. Leur histoire semble avoir influencé sa vie affective, sans qu’on puisse toutefois affirmer que c’est la raison pour laquelle il a plusieurs fois été fiancé, mais ne s’est jamais marié.
Ce qui le rend attachant, ce sont ses émotions, ses  amitiés fidèles, ses amours très humaines, mal  exprimées envers les personnes. Il s’exprime en fait par sa musique qui sait faire résonner ses sentiments. Le romantisme du compositeur, bien réel et intense, apparaît également dans son âme tourmentée, ses doutes; mais Brahms, cœur très secret, ne révèle son être profond que par les sons. 
Brahms est bien un musicien romantique, même si le romantisme touche à sa fin. S’annonce déjà une période plus sombre, une crise des valeurs d’une civilisation qui se matérialise, va éclater de toutes parts et ne plus croire en rien... Dès 1882, Nietzsche écrira que Dieu est mort. Après la disparition de Brahms, le monde culturel germanique change de visage. La modernité esthétique, voire l’expressionnisme font irruption et affirment leur volonté de contestation, de dissidence. Brahms, parfois taxé de conservateur,  reste attaché à un style où l’importance de la mélodie reste prépondérante, s’appuie sur la tradition tout en osant de nouvelles harmonies qui surprennent ; dans presque toutes les parties du Requiem, des changements fréquents de tempos, une rythmique inquiète donne à l’œuvre une force existentielle. En fait, ce mélange de respect de la tradition et de nouveautés savamment dosées fait l’originalité de Brahms, parfois taxé de conservatisme.
Sa grande force : il ne permet ni aux gens, ni aux circonstances de l’influencer. Il a quelque chose à dire et ne s’occupe réellement que de cela. Contrairement à la plupart de ses contemporains, il est encore plein de gratitude envers la vie, il a foi en l’être humain, croit aux vraies valeurs. Pour lui, peu religieux en apparence, Dieu est bien vivant. C’est ce que chante le Requiem.