Association La Joie de Vivre

La symphonie chorale de Brahms
par Tibère Popovici

 

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce n’est pas par une ambition d’originalité à tout prix que l’idée de considérer le Requiem Allemand comme une création chorale d’envergure symphonique m’est apparue. Quoique… Lorsqu’on est dans la situation de devoir parler d’une œuvre déjà si largement analysée et commentée, on cherche ce qui n’a pas encore été dit, on essaie de surprendre l’ineffable, pour tenter de justifier la démarche. Mais malgré cet aveu, il me semble que cette approche est la plus appropriée pour exprimer l’aspiration d’humanisme et d’universalité du compositeur. En construisant l’architecture sonore à partir du chœur, Brahms ajoute des instruments pour mieux le servir et le mettre en valeur.

Beethoven, afin de  s’adresser à l’humanité entière, avait déjà fait le choix d’ajouter de la voix dans sa dernière symphonie. Les instruments seuls ne lui suffisaient plus. C’est sa neuvième et il s’arrêtera là. Comme Schubert, Bruckner, Mahler, Dvořák, qui ont tous composé neuf symphonies, sans pouvoir aller au-delà du chiffre 9. Serait-ce une malédiction ? On n’utilise pas les voix impunément !

Brahms a composé quatre symphonies « instrumentales » (excusez le pléonasme) et là nous nous retrouvons devant une œuvre pour grand orchestre avec chœur et solistes ! On pourrait croire que c’est sa cinquième symphonie, s’il ne l’avait pas composée… avant les quatre que l’on connaît.

Si pour Beethoven mélanger la symphonie et la cantate devient une nécessité après avoir épuisé les possibilités d’expression qu’offrent les instruments dans les huit symphonies précédentes (et les trois premiers mouvements de la Neuvième !), Brahms serait-il arrivé à la même conclusion avant même sa première symphonie ? Non, cela ne me paraît pas vraisemblable.

Certes, un appareil orchestral important est utilisé. On remarque la présence de la flûte piccolo,  de la harpe et du contrebasson, et plus tard, Brahms ajoutera l’orgue ad libitum. Mais avant que tout ce mécanisme instrumental ne se mette en branle pour de bon, les voix apparaissent comme si elles surgissaient des profondeurs de la terre. Non pas pour aller plus loin que les instruments, mais pour prendre leur place et c’est indiscutable. Les voix ne s’ajoutent pas aux instruments devenus insuffisants, elles montent en puissance comme une symphonie vocale infiniment riche, pleine de ressources, sûres d’elles, envoûtantes.

Et c’est l’ascension ! Le mouvement des âmes qui montent au ciel émane de vrais corps d’ici-bas, des voix au départ étouffées qui deviennent au fur et à mesure de plus en plus présentes. Trois idées font naître trois thèmes qui se suivent : les souffrances, les larmes et la joie qui se métamorphosent en une musique divine, dont seul l’humain est capable. C’est ainsi que le périple commence…

Le chœur devient naturellement le personnage principal, incarnant l’idée de « requiem humain » que Johannes Brahms a voulu réaliser, selon ses propres dires, plutôt qu’un requiem simplement allemand, ou empreint d’une connotation religieuse spécifique. Ni protestant, ni catholique, s’inspirant de l’Ancien et du Nouveau Testament — et c’est le compositeur qui en établit la sélection — le livret, volontairement inter-confessionnel, se veut universel. Bien que baptisé dans le culte luthérien à Hambourg à sa naissance, Johannes Brahms compose un Requiem pour tous les hommes.

« Traditionnellement, une messe des morts est une prière pour le repos de l’âme des défunts que menace le spectre de la damnation. Renonçant à évoquer cette terreur, Brahms tourne résolument son Requiem vers le monde des vivants, il le place sous le signe de la consolation afin de conjurer l’angoisse ressentie par l’homme devant la mort et son caractère inéluctable. A travers la portée œcuménique et universelle de l’œuvre, Brahms s’adresse à tous les croyants, sans distinction de race ou de religion. » (Helge Grünewald)

Et c’est ainsi qu’il devient un interprète des Écritures, qu’il traduit non pas pour l’homme, mais du point de vue de l’homme.

Que nous reste-t-il à faire, à part une restitution fidèle, autant que possible avec nos modestes moyens, de cette immense partition, composée à l’âge de 33 ans par le grand Brahms ? Réussirons-nous à restituer ce que le texte musical nous propose, et aussi — éventuellement — ce qu’il cache ?

Nous nous avouons coupables de la même envie qu’a l’alpiniste de conquérir l’Everest même si d’autres en ont déjà atteint le sommet. Mais, contrairement à lui, nous ne chercherons pas de nouveaux sentiers. Ceux déjà empruntés guideront nos pas, tout au plus nous permettrons-nous de faire notre choix parmi les plus sûrs, afin de monter « ce » Requiem Allemand, qui n’est pas « un » requiem quelconque. C’est la symphonie avant l’heure, la numéro zéro, die Nullte, comme dirait Bruckner, une symphonie chorale.