Tibère Popovici - chef de chœur
Une réflexion sur ce sujet n'est peut-être pas inutile, au moment où, après 15 ans de direction d'orchestre (ce qui ne constitue qu'un bon début dans ce domaine) j'ai choisi d'animer un ensemble vocal. Selon une hiérarchisation que le bon sens commun établit, il faut plus de compétences pour diriger un orchestre qu'un chœur. L'évolution d'une carrière de chef passerait ainsi d'abord par la direction chorale, avant d'affronter la tâche bien plus difficile de magicien de la baguette.
Vaste sujet que cette comparaison ! Je vais quand même essayer d'en montrer quelques aspects, à partir de mon expérience. En effet, avant de devenir à l'âge de 24 ans le directeur musical du Théâtre Lyrique de Constanta, j'avais déjà une formation vocale, ayant chanté dans un ensemble de haut niveau des madrigaux de Monteverdi et Gesualdo. C'était le préalable pour accéder à l'intelligence de l'origine de la phrase musicale : l'âme. Tout acte instrumental ne fait qu'imiter le geste inné du chant, si étroitement lié au souffle. J'ai eu la chance de bénéficier de cette formation avant de me voir confier la responsabilité d'une troupe d'opéra. Dessiner les phrases musicales du fond de son âme leur confère plus de force et je pense que le public doit le ressentir, le vivre comme un état heureux, quand chef et solistes vibrent sur la même longueur d'onde.
A l'époque les musiciens n'avaient pas la vie facile avec ce jeune chef qui les obligeait à suivre une baguette trop souple, au gré des respirations des chanteurs. En tout cas, on ne pouvait pas me reprocher d'ignorer les voix ! Quelle satisfaction de coordonner un ensemble malgré toutes ces difficultés. En ces moments vous pouvez en faire tout ce que vous voulez.
Je me souviens d'avoir assisté comme spectateur à un opéra de Puccini où, après la note aiguë du ténor, les applaudissements ont bruyamment éclaté, alors que l'orchestre avait encore une phrase musicale à finir. Je me suis dit que c'était la faute du chef car soit il avait laissé retomber la tension, soit il n'avait pas bien construit sa phrase. Lors de la représentation suivante, étant au pupitre, je me suis donné comme objectif de résoudre ce problème. Je fus étonné de voir la réaction de la salle, qui n'osait presque pas respirer avant que ma phrase ne soit terminée ! Ces petits riens, le naturel, fruit de la concentration, l'élimination de tout obstacle au plaisir simple, la maîtrise d'un phrasé cohérent pour atteindre sans ambiguïté les points culminants et guider le public vers une intelligence de l'œuvre telle qu'on l'a imaginée, c'est comme pour un commandant mener son bateau à bon port : le voyage reste inoubliable !
Alors, revenir aujourd'hui au seul chant, n'est-ce pas aller à l'encontre d'une évolution normale ? Normal, norme... Cela n'oblige à rien. On peut voir les choses autrement : on a déjà vu des chefs à l'Opéra ignorer non seulement les chœurs et parfois même les solistes. L'hégémonie de l'orchestre dans les maisons d'opéra s'appuie sur son arme : la puissance sonore. C'est au chef de la maîtriser et de l'utiliser dans le bon sens. La direction d'opéra est infiniment plus complexe que la direction d'orchestre, notamment parce que cela suppose une bonne connaissance de la voix.
Contrairement à ce que l'on peut croire, on ne suit pas les voix à l'opéra (voici un moyen de décomplexer les chefs trop orgueilleux), mais on en tient compte dans l'élaboration de la version d'interprétation. J'ai mis deux ans pour l'apprendre et quinze pour le vérifier.
La connaissance de la voix, la connaissance de l'œuvre et sa réalisation sont les impératifs de toute œuvre musicale, qu'elle soit composée pour voix avec ou sans instruments. Le talent du chef n'est pas moindre en l'absence d'accompagnement instrumental ! Avec un chœur a capella le chant est nu : rien ne peut masquer une inconsistance quelconque.
On sait qu'une œuvre musicale se construit, comme une cathédrale, par étapes. On suit des plans. Mais ceux qui disent que l'on part de la partition, comme une référence, arrivent souvent trop loin, ou parfois pas assez. "Respecter la partition" n'est souvent qu'un alibi dissimulant des libertés d'interprétation, cela peu être également une forme de lâcheté face au risque de l'interprétation. Partir de la partition, comme d'une esquisse, diminue son importance car la partition est plus qu'un plan. C'est un double imparfait de l'œuvre à retrouver. Un double qui s'éclaire à la lumière de l'original. Pour cette raison il vaut mieux penser que l'on va vers la partition plutôt que l'on ne s'en éloigne !
Le chef est condamné à l'interprétation, qui s'oppose à la simple exécution, de même qu'un élève s'oppose à son maître, lorsqu'il réfléchit. On voit grâce au soleil, mais pour mieux voir on lui tourne le dos. Certes, repenser un texte musical représente une prise de risque que les interprètes assument pleinement. Ils fonctionnent en quelque sorte comme un baromètre qui détecterait non pas les variations de la pression atmosphérique, mais celles des tensions souterraines que même l'esprit ignore. Sonder l'impensable pour trouver le chemin des cœurs - voici une vilaine tâche, profession de foi digne d'un Casanova, à laquelle se "tue" pendant toute sa vie l'interprète, car l'interprétation est aussi un acte d'amour dont l'alchimie reste un mystère. Les manifestations colériques (légendaires) d'un Toscanini criant "com' é scritto" (jouez tel que c'est écrit dans la partition) comparées à ses enregistrements, nous font aujourd'hui sourire : "faites ce que je dis, et pas ce que je fais" aurait-il dû ajouter ! Car lui ne s'est pas privé de cette liberté à laquelle l'interprétation l'oblige : trouver le chemin vers l'autre. "Pourvu que l'on inquiète le spectateur, - disait Eugène Ionesco - on a le droit de tout faire dans le théâtre". Et nous ne sommes que des saltimbanques... Que notre audace nous soit pardonnée !