Association La Joie de Vivre

Penser la Messe en Si avec la Joie de Vivre

Comment écrire sur un chef-d'œuvre ? Comment prendre la plume et ne pas penser à la main qui, en tenant une, s'en est servi pour coucher sur la feuille ce sommet de la musique sacrée, cathédrale indestructible qui s'élève vers le Très Haut pour peu qu'un humble chef de chœur donne le départ du premier Kyrie. C'est dire combien pèse la conscience de ce geste primordial du grand Cantor sur quiconque oserait l'imiter, à se demander si ce n'est pas un sacrilège. 

Expliquer la Messe en si mineur est inutile, elle parle  d’elle-même. Pourtant, bon nombre de gens du métier l’ont fait, je pense, pas seulement pour montrer leur capacité d’analyse ou leur érudition, mais aussi pour inciter à la découverte de ce chef d’œuvre ceux à qui il aurait encore pu échapper. Même si nous aimons partager — et comment pourrait-il en être autrement quand on aborde une œuvre chorale où il n’y a point de salut sans le geste collectif —, ce n’est pas en paroles que nous souhaitons nous exprimer sur la Messe en si. Nous préférons le faire avec des notes, notamment en l’interprétant, et pour cela  nous n’avons besoin que de voix et d’instruments, pour ne pas parler des cœurs.

Choisir la parole, malgré la conscience que nous avons de la supériorité de la musique quant à l’expression des sentiments, ce n’est pas pour réfréner l’exaltation que nous pourrions ressentir au contact de cette musique, intraduisible en paroles, par ailleurs. On ne peut pas expliquer comment Bach arrive à nous suggérer que le début de la fugue du premier Kyrie doit être humble, contenu, laissant apparaître à peine un début de prière timide, en accord avec notre condition humaine, pour nous accompagner progressivement dans ce qui sera une éclosion extraordinaire transformant la prière individuelle en imploration collective… et ce n’est qu’un exemple de ce que nous ne pouvons pas expliquer.

Il reste l’histoire, ce que nous avons vécu, l’évolution de notre rapport avec l’œuvre, ses effets sur nous et l’opportunité qui nous est donnée de pouvoir l’aborder. C’est un long parcours, qui commence par l’audition de l’œuvre à l’âge de 14 ans, un âge où l’on a envie de tout connaître.

On se plonge dans la partition d’emprunt, avant d’acquérir enfin quatre ans plus tard une édition de poche. On est subjugué par la beauté du graphisme : cette œuvre ne s’adresse pas qu’à l’oreille ! On se souvient de la première écoute, on revit les premières émotions de manière renforcée, quatre ans d’accumulations ayant encore amplifié le désir de connaissance. On s’aperçoit tout à coup combien la première audition nous avait marqués.

De longues années d’apprentissage nous font passer par de nombreuses partitions de compositeurs et d’époques différents, que l’on compare à celles de Bach. Bon nombre de ces partitions semblent garder en filigrane l’écriture bachienne, comme si les compositeurs n’avaient écrit que pour lui ressembler ; comme s’ils avaient écrit par dessus leur musique en essayant de coucher sur la feuille punctus contra punctum (point contre point – «  note par note »)… car une fois touché par la grâce de la musique de Bach, on n’en sort pas indemne, on voit tout à travers ce prisme.

Tous les chemins mènent à Bach, ou peut-être qu’il est plus exact de dire qu’ils viennent de Bach. L’influence de sa musique sur les compositeurs ultérieurs est décelable jusqu’à nos jours.

Elle n’est pas que formelle, cette influence, une étroite liaison unit la forme à son contenu, l’esprit de sa musique faisant naître des sentiments au-delà de toute expression verbale, musique qui va parfois même à l’encontre des textes qu’elle accompagne, la parodie (procédé par lequel on adapte de nouveaux textes à une musique déjà créée pour un autre texte) en témoigne.

On peut parler d’une sacralité universelle de cette musique : même dans ses intentions profanes, elle ne reste jamais en dehors de la sphère spirituelle. D’où sa force, que tout un chacun ressent, indifféremment de ses convictions. Comme Napoléon devant Saint-Germain-des-Prés, tout non-croyant doit éprouver un fort sentiment de doute quant à son athéisme au contact de l'imposante architecture de la Messe en si mineur. Les salles de concert l’accueillent, même si elle résonne mieux dans une cathédrale gothique. Les non-croyants l’écoutent avec patience, on reste plus facilement pendant deux heures au concert, qu’à la messe !

La Messe en si, oratorio sacré et religieux, passe dans le patrimoine de l'humanité en tant qu’œuvre d’art, objet de contemplation et source de plaisir esthétique. Nul besoin d'être un fidèle des messes dominicales pour être touché par la musique de Bach. Il ne composa pas que des notes, des motifs ou des phrases musicales: il composa l'émotion. La conception cabalistique de sa musique - la numérologie l'ayant toujours préoccupé - ne l'empêcha pas de s'exprimer humainement, de transmettre à travers les notes toute la gamme des affects que tout un chacun peut reconnaître et éprouver. 

Forts de l'expérience de la Johannes-Passion et du Weihnachts-Oratorium, nous pourrions nous considérer aptes à aborder la Missa Tota  et pourtant... Nous nous demandons si cinq décennies d’accumulations suffisent pour pouvoir affronter les difficultés immenses que Bach érige entre nous et sa création, comme pour nous obliger à être prêts. « Payez d’abord le prix du passage avec votre sueur » semble-t-il dire. « Nous laissera-t-il passer » ? nous demandons-nous, à notre tour. Quoi qu’il en soit, une telle occasion ne se rate pas.

La Joie de Vivre se nourrit des grandes œuvres, les aborder n’est pas seulement une opportunité de réjouissances, c’est aussi très formateur. C’est un « chiche » lâché au bon moment qui a suffi pour nous lancer dans cette aventure périlleuse mais extraordinaire; encore fallait-il s’assurer qu’elle ne reste pas qu’individuelle.

Si pour les choristes cette année écoulée fait souvent penser à un chemin de croix, cette expérience nous a apporté toutes les satisfactions que l’approfondissement de la musique peut offrir. Sans oublier les efforts consentis collectivement et réalisés non sans peine, le miroir que la Messe en si nous tend ne manquera pas, nous l’espérons, de refléter notre joie de vivre la musique.

Tibère Popovici